Le tournoi de l'Aurore

La route avait été longue et c'était un étrange spectacle que de voir tous ces jeunes samuraïs converger vers la resplendissante cité de Fleurs de jade. Les paysans locaux n'avançaient pas dans leur travail à force de saluer les voyageurs qui pour la plupart ne leur accordaient pas l'aumône d'un simple regard.

On disait que l'Empereur en personne honorait de sa présence la cité Kitsune, on ajoutait que les daimyos l'avaient rejoint, désireux de lui montrer qu'eux aussi le servaient loyalement.

Trop de monde dans la cité industrieuse. Loin d'en apprécier les beautés, cela ne les rendait que plus pesantes. En s'éloignant un peu des remparts, on oubliait le brouhaha et les regards incessants.

La jeune fille marchait à petits pas, ses longues manches de kimono aussi légères que des ailes de papillon. Des roseaux déployaient les plumes de leurs longues fleurs au bord de la rivière qui chantait joyeusement. Quelques pierres plates et blanches formaient un gué acceptable.

Un regard pour vérifier que personne ne la voyait, et la jeune fille sautilla légèrement d'une pierre à l'autre pour traverser. Ici elle serait bien, au calme.

Les doigts fins serrent le pinceau sans excès, la main trace des kanjis.
Le baton noir mélangé à l'eau limpide a formé une encre sombre et brillante que le papier de riz absorbe.

Le trait doit être rapide et sûr, tout comme la pointe du sabre.
Rapide et sûr.


"Voudriez-vous vous entraînez avec moi ?"

Le samuraï est jeune, au moins autant qu'elle et la regarde, le bokken à la main. Par tous les kamis, même ici il n'y a donc pas moyen d'avoir un peu de calme ?

Les leçons bien apprises modèlent le comportement. La jeune fille baisse un peu les yeux, et surtout tourne le visage, dissimulant l'imperfection au yeux du jeune homme. A sa proposition d'entraînement elle secoue légèrement la tête. Peut-être préfèrerait-il tracer quelques kanjis à ses côtés ?

Le bushi fronce le nez, visiblement peu enclin à une activité aussi peu guerrière et calmement relève la pointe de son bokken pour effectuer des katas harmonieux. Le regard de la jeune fille quitte malgré elle à plusieurs reprises l'ombre de son pinceau pour venir se poser sur les épaules en action du samuraï qui tendent la soie de son kimono.

Un léger souffle de vent plus frais la rappelle à ses devoirs. Les ombres s'allongent sur le sol. Il est sans doute temps de revenir vers la cité.

Les appels des marchands animent l'esplanade des caravanes aux mille couleurs. De multiples senteurs flottent dans l'air tant et si bien qu'elle ne sait plus trop où donner de la tête. Elle se concentre sur sa démarche, des petits pas qui balancent légèrement le noeud de son obi sur ses reins, les mains cachées dans les longues manches, les yeux modestement baissés pour éviter d'incommoder les éventuels samuraïs que l'on croise.

Jusqu'à parvenir devant le palais qui resplendit dans les feux du couchant.

L'animation qui rêgne devant les portes semble être aussi désordonnée. Des bushis s'entrainent, encouragés par leurs amis, tandis que d'autres bavardent comme des vieilles femmes. A peine s'approche-t-elle d'un groupe portant le mon Yatagarasu sur leur kimono qu'une jeune femme l'accueuille avec un sourire enthousiaste.

" Vas-tu participer au tournoi ?"

Quand on ignore de quoi quelqu'un vous parle, il faut écouter poliment, comme si on réfléchissait à la réponse, cela permet souvent d'éviter de se ridiculiser. L'ancienne leçon lui revenait en mémoire alors qu'elle cherchait à attermoyer et commençait à répondre qu'il y avait ici assez de yatagarasu pour lui éviter de participer.

"Participer à ce tournoi pour représenter notre clan est un devoir !"

La voix était assurée et le ton sans réplique. L'individu faisait une bonne tête de plus qu'elle mais elle cherchait déjà un moyen de refuser quand la jeune femme - Soyokaze- lui souffla que c'était un ordre de leur nouveau karo.
Effectivement, l'insigne qui brillait sur son haori était sans équivoque.

Takara s'inclina avec respect, sans répondre, avant d'entrer dans le palais.

La foule bruisse de mille conversations feutrées, les kimonos chamarrés attirant les regards. Dans cette marée humaine, se rapprocher des membres de son clan semble le seul refuge, après avoir passé l'épreuve des saluts. Sur l'estrade impériale trône l'Empereur-Phoenix entouré de Fujiwara, Daymio du clan Yatagarasu, Dame Matsushiko, intendante de la cité des fleurs de jade, Moko, Daymio du clan Saru et Jotaro, Daymio du clan Torayama. Faire une faute de salut n'incommodera pas uniquement le seigneur qui en est la cible, mais la jeune fille est certaine que le regard de Fujiwara est attentif à la moinde erreurs des membres de son clan.

S'agenouiller avec grâce, s'incliner jusqu'à effleurer le sol de son front, recommencer l'opération, se relever comme si le kimono n'était pas une entrave soyeuse et rejoindre les membres du clan à petits pas. Fujiwara ne bronche pas, cela devait être satisfaisant. La jeune fille reprend son souffle qu'elle avait bloqué inconsciemment, se permettant enfin d'examiner ce et ceux qui l'entourent. Le profil dans l'ombre, elle dévisage discrètement l'Empereur, véritable légende vivante.

Un tournoi permettrait aux jeunes samuraïs d'extérioriser les tensions rêgnant entre les clans. Déjà les rumeurs se répandent parmi les courtisans, deux yatagarasu auraient trouvé la mort au sein même de la cité. Dame Matsushiko a du se résoudre à mettre son honneur en jeu auprès du Daymio yatagarasu pour calmer les choses.

Même la présence de l'Empereur entouré de ses chefs de clan ne suffit pas à calmer les ardeurs. Lorsqu'un ronin, un samuraï sans clan, ose franchir le seuil, il se fait aussitôt insulter par un des jeunes hommes présents. Depuis l'ombre où elle se tenait, Takara s'avance à petits pas silencieux pour venir, négligemment, se placer entre les deux coqs. Sa voix n'est guère plus qu'un murmure, répugnant à troubler les présentations à l'Empereur des jeunes samuraïs avides d'honneur et de gloire.
Les gardes du palais veillent aux portes, et n'auraient certainement pas laisser entrer un indésirable - tout au moins ce serait faire offense à Dame Matsushiko que d'oser imaginer le contraire. Quant au reste, forte de l'annonce de Fujiwara précisant que désormais la sécurité du tournoi sera assurée par le clan Yatagarasu, Takara se permet un léger sourire en assurant le jeune samuraï qu'il n'a désormais plus rien à craindre.

Enfin, le défilé des candidats se termine et l'Empereur prend la parole.


Nobles fils et filles de l'Empire du Soleil Rouge, je me réjouis de vous voir ainsi rassemblés. Laissons de côté nos griefs et profitons de ce moment unique. Dame Matsushiko m'a demandé à titre exceptionnel de pouvoir étudier la candidature du ronin au tournoi. Et j'ai accédé à sa demande. Aussi le ronin Toshiro sera-t-il autorisé à prendre part à la première épreuve du tournoi et en fonction des résultats qu'il aura obtenu, dame Matsushiko qui sera le principal juge de cette première épreuve, décidera s'il est digne de continuer ou non.

Qu'il en soit ainsi.

Veuillez maintenant écouter avec toute votre attention, jeunes gens. Ce tournoi n'aura pour seul vainqueur que celui qui aura su faire la preuve qu'il est le plus proche possible de l'idée que nous nous faisons du samuraï idéal. Guerrier et poète, magistrat et artisan, courtisan et même philosophe. Loyauté et dévouement, résistance, intelligence, sang froid, concentration et don de soi seront des qualités indispensables pour triompher.

Une série d'épreuve portant sur tous ces sujets servira à déterminer quels sont les deux meilleurs parmi vous. A chaque fois, vous recevrez des points. Les finalistes seront les deux personnes ayant obtenu le plus de points. Au terme de ces épreuves, le candidat ayant obtenu le plus de points se verra remettre le Senseï no Katana. Si un ou plusieurs candidats disposent de moins de 10 points d'écart avec le finaliste, ils pourront contester d'abord entre eux puis contre lui la possession du prix en une série de duels Iaïjutsu, qui reste depuis la fondation de l'Empire du Soleil Rouge la plus pure expression du combat qui soit.

La première épreuve commence maintenant et vous avez deux jours pour la surmonter. D'ici à jeudi midi, vous devrez composer un haïku célébrant la beauté de dame Matsushiko et le lui réciter. En fonction de votre réussite, vous recevrez entre 1 et 10 points.

Un haiku ? La surprise se peint fugitivement sur le visage de la jeune fille. Peut-être a-t-elle ses chances dans ce tournoi finalement.

Les visages des jeunes samuraï étaient restés perplexes. Certains se concentraient déjà pour composer leur haiku. Un poème vantant la beauté de la dame Matsushiko n'était pas simple à écrire... tout au moins si l'on souhaitait le rendre original. Il devait saisir l'émotion fugitive que l'on ressentait en découvrant son visage pour la première fois. Ses premiers vers n'étaient pas parfaits et pendant une journée la jeune femme tenta de les améliorer... en vain. Elle avait fait de son mieux, se disait-elle en pénétrant dans la pièce qu'occupait dame Matsushiko.
Après s'être profondément inclinée, elle s'était agenouillée pour déclâmer son haiku, avant de se retirer, laissant les autres samuraï tenter leur chance.

A l'annonce du verdict, certains visages s'assombrirent. Les haiku Yatagarasu avaient été jugés meilleurs que les autres. La contrariété assombrit légèrement son regard. Gagner pour des raisons politiques avait quelque chose de désagréable.

C'est alors que l'Empereur annonça l'épreuve suivante. Elle se déroulerait au dojo, sous le regard expert du daymio Torayama. La gorge serrée par l'appréhension, Takara se pressa vers le dojo.

Torayama Jotaro... aussi solide que le roc, aussi tranchant que l'acier. Personne ne se serait risqué à sourire de sa cicatrice, à moins d'avoir l'envie de perdre la vie. Une véritable légende vivante, un modèle pour les samuraï en matière d'art du sabre. Il désignait du doigt les participants au tournoi.

" Toi, toi, à mains nues, cinq attaques chacun !"

Le ton était sans réplique. Devant un homme pareil on obéissait sans poser de questions. Pourtant la première impulsion de la jeune femme avait été de protester, de dire qu'elle ne savait pas se battre à mains nues. Les mots étaient restés dans sa gorge, Jotaro désignait déjà d'autres combattants.

Son regard s'était posé sur son adversaire désigné. Un jeune homme, à peine plus âgé qu'elle même sans doute. Son kimono portait le mon Kuma. Il n'avait rien d'une montagne de muscles, mais ses épaules tendaient cependant le kimono. Un combattant...
Un petit salut en détournant le visage pour cacher sa pommette. Il semblait aussi incertain qu'elle, cela pouvait peut-être jouer en sa faveur. Ils s'étaient examinés, jaugés, avant de commencer. La chance, une maladresse de sa part, elle fut aussi surprise que lui de voir son poing le toucher. Aucune puissance, c'était juste suffisant pour froisser son amour-propre. Le kuma avait frappé à son tour. Pendant longtemps elle devait se demander s'il avait retenu son coup.
Leur combat était terminé. Lui surpris de n'avoir pas mieux fait, elle surprise d'être parvenue à toucher. Un léger sourire. Elle n'oublierait pas Kuma Kohé.

Les combats n'étaient pas tous terminés. Elle reprenait son souffle en les regardant quand un homme au crâne rasé s'était penché sur elle. Interloquée, il lui avait fallu quelques secondes pour reconnaître Saru Moko qui ne proposait rien moins que... de lui vendre le moyen de gagner la prochaine épreuve. S'il savait qu'au départ elle n'envisageait même pas de participer, peut-être aurait-il proposé ses services à quelqu'un d'autre.
Elle avait pesé ses paroles, afin de ne pas froisser un seigneur de clan, aussi hors-norme que pouvait l'être le Saru. Il suffisait de refuser poliment en expliquant que si elle devait gagner ce tournoi - ce qui n'arriverait sans doute pas - ce ne serait que grâce à ses seuls mérites. Elle avait ajouté qu'elle comprenait qu'il s'inquiète pour l'avenir de son clan, et qu'elle ferait volontiers un don si cela pouvait aider. Après tout, ils étaient les gardiens du Nihon-do.

Moko s'était incliné avec des excuses, expliquant qu'il avait dû faire erreur.
Etrange...

Pendant ce temps sur le tatami, certains ne mesuraient pas leur force. Un corps tombait au sol déclenchant la colère de Jotaro. Peut-être valait-il mieux ne pas s'éterniser sur place. Une nouvelle fois les jeunes samuraï se retrouvaient dans le palais à s'incliner devant le maître de l'Empire.